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DU MANGEUR D’OPIUM

les prophètes, sous le poids du message qu’ils ont à proclamer et qu’il leur faut proclamer, de la mission qu’ils doivent remplir. En général, je dirai même, bien plus fréquemment peut-être qu’on n’est porté à le croire, ils se bornent à simuler le rôle qu’ils jouent ; ils ne parlent pas d’abondance de cœur, mais ils jouent avec art, avec habileté, les émotions de seconde main ; le tout est affaire de talent (parfois même de grand talent), mais enfin sans rapport avec la faculté créatrice, le génie, l’inspiration authentique.

De P. nous retournâmes à Eton. Sa Majesté la Reine donna alors des fêtes splendides à Frogmore. Elle prescrivit à un grand officier de sa maison que nous fussions invités une ou deux fois. L’invitation, bien entendu, était une faveur faite à mon ami, mais Sa Majesté avait bien voulu recommander que j’y serais spécialement compris, comme son hôte, Lord W., malgré sa jeunesse, était devenu assez indifférent à ces choses-là, mais pour moi un tel spectacle était une nouveauté et cela fit qu’on décida de s’y rendre. Nous y allâmes en effet, et je ne fus pas fâché d’avoir fait le sacrifice de quelques heures, pour avoir tout au moins le plaisir de contempler la splendeur d’une fête royale. Mais c’était bel et bien un sacrifice, et quand le premier effet piquant de l’attente se fut émoussé, et que les vagues incertitudes de l’ignorance eurent succédé aux véritables réalités, quand l’œil eut commencé à se lasser de la vue des magnifiques costumes, etc., je ne tardai pas à souffrir de la contrainte qu’une personne jeune doit s’imposer en une pareille circonstance. La musique fut la seule chose qui me donna un plaisir continu, et sans cela j’au-