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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

fut une certaine pièce de vers qui m’avait fait obtenir une distinction publique ; je dois avouer qu’elle n’était pas brillante, car le prix qui m’avait été décerné n’était ni le premier, ni le second ; c’était tout simplement le troisième, et la seule mention de ce détail eût pu faire douter si on avait voulu me faire un honneur ou un affront. Néanmoins, cette fois, les juges, plus honnêtes ou peut-être plus défiants d’eux-mêmes qu’on ne l’est dans les appréciations de ce genre, avaient fait imprimer les trois premières compositions récompensées. De la sorte chacun des concurrents moins heureux était en état de profiter des différences de goût qui régnaient parmi ses amis ; et mes amis à moi, en particulier, m’avaient décerné la palme d’une voix unanime, à la seule exception de ma mère, qui jugeait toujours ses enfants inférieurs à ceux d’autrui (tant, à ce qu’il me semble parce qu’un scrupule religieux lui ordonnait de réprimer notre vanité, que par un esprit de modestie bien sincère dans tout ce qui lui touchait de près). Lord M—ton déclara à haute voix qu’il n’y avait pas même lieu de discuter, qu’on avait été à mon égard d’une grossière injustice, et comme les dames de la famille faisaient le plus grand cas de son opinion, il en résulta que selon elles non seulement j’avais droit à la couronne de laurier, mais que j’avais de plus l’avantage d’avoir souffert une injustice. Non seulement j’étais un vainqueur, mais j’étais un vainqueur malheureux.

En ce moment, où trente et quelques années me séparent de ces bagatelles, on peut bien supposer que je n’attache pas assez d’importance au sujet qui me valut ces éphémères honneurs, pour avoir une opinion quelconque, dans un sens ou