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DU MANGEUR D’OPIUM

Plus tard j’éprouvai une sensation qui n’avait rien de douloureux, mais qui consistait dans une terreur solennelle et constante, et un sentiment naissant de l’infini, et qui pesa sur moi d’un poids plus ou moins lourd dans la suite, quand mourut une sœur qui devait avoir un an de plus que moi. Je veux dire que j’avais deux ans et quelques mois, elle quelques mois de plus que trois ans. À cette époque je fus atteint de fièvre intermittente et j’en souffris pendant deux ans de suite. Alors on n’administrait jamais de l’arsenic. Le remède qu’on employait pour moi consistait dans des promenades à cheval. On me mettait devant un homme monté sur un cheval dont je me rappelle encore la couleur blanche et la grande taille. Mais parmi mes premiers souvenirs, aucun n’égale en netteté celui d’une illumination qui eut lieu lorsque le roi fut guéri de son premier accès de folie. À la date de cette illumination je devais avoir deux ans et demi. Ce qui prouve bien la grande joie causée au peuple par cet événement, c’est que mon père illumina sa maison, car naturellement, comme il habitait la campagne, il n’y avait personne pour la voir.

Puis, dans l’ordre de mes souvenirs, vient la mort d’une autre sœur, ce qui me causa autant de peine et de terreur, de sorte, qu’à dater de ce temps-là, sinon d’avant, le fond constant de mes pensées était formé d’objets sombres et graves : la tombe et les mystères de l’au delà. Ma sœur était morte d’hydrocéphalie. L’on sait généralement que cette maladie, traitée aujourd’hui dès ses premiers symptômes, avec bien plus de succès qu’alors, permet à l’intelligence un développement prématuré. En conséquence, ma sœur fut un pro-