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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

mère, mais à mon grand étonnement, le personnage auquel il était destiné n’était autre que moi. La scène se passant en Angleterre, par une matinée de décembre, j’ai à peine besoin de dire qu’il pleuvait ; la pluie battait avec violence contre les fenêtres, le vent grondait avec rage, et une vieille domestique qui faisait les honneurs de la table servie, me pressa à maintes reprises de manger. Je n’ai pas besoin de dire que je n’avais pas grand appétit. Mon cœur était si préoccupé, tant de l’attente inquiète que de la séparation qui allait avoir lieu, que j’étais incapable de penser ou de sentir autre chose, de faire attention à quoi que ce fût, sinon à ce qui avait rapport au trajet projeté. Tous les détails d’un voyage, toutes les scènes, toutes les situations d’un caractère symbolique, qui reviennent périodiquement, sont propres à donner une émotion inexprimable, quand elles comportent ainsi que ce fut le cas pour des milliers de personnes, et surtout dans un pays qui, sans cesse, toujours, envoie sa fleur, son élite, sous un climat aussi lointain que celui de l’Inde, des séparations qui déchirent le cœur, et des adieux qui ne se renouvelleront plus. Mais de tout cela, il n’est rien qui s’attache plus solidement à mes sentiments, parce que j’ai pris une part fréquente, soit comme témoin, soit comme acteur principal, dans le petit drame, que ce déjeuner matinal, par un jour d’hiver, longtemps avant que l’obscurité de la nuit se fût dissipée, quand le flamboiement aux reflets dorés du foyer, la brillante lumière des bougies, l’empressement d’une vieille servante, plus touchante dans sa douceur qu’en aucune autre occasion, quand tout enfin se réunit pour ranimer, comme avec une suprême ardeur,