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SOUVENIRS AUTOBIOGRAPHIQUES

cette situation, le malheureux gentilhomme, cédant à un sentiment trop vif de l’atteinte qu’il avait portée à son honneur, et peu-être à une idée exagérée des maux que causerait son indiscrétion, se suicida. Des mois s’étaient écoulés depuis cette catastrophe, quand nous rencontrâmes sa veuve, mais il semblait que le temps n’eût rien fait pour adoucir sa souffrance.

L’autre dame plus jeune était la sœur de Lady Errol !… Ciel ! quel esprit de joie, de plaisir, de fête, rayonnait de ses yeux, de ses pas, de sa voix, de ses attitudes ! Elle était irlandaise, la personnification même de l’innocente gaité, telle que nous la trouvons plus souvent chez les femmes d’Irlande que dans aucun autre pays. Je l’ai dit, elle était en deuil, et en grand deuil, par esprit de famille, mais c’était la seule chose qui, autour d’elle, eût un caractère sombre, un effet solennel.


Mais dans son voisinage tout le reste appartenait
Au temps de mai et à la joyeuse aurore.


Odieux bas-bleu de Belfast et de Dublin ! combien je vous détestai à ce moment ! et une demi-heure après, combien je vous sus gré de l’hostilité qui m’avait valu une pareille alliance. Il ne fallut qu’une minute à l’esprit alerte de la jeune Irlandaise pour lui faire deviner notre petit drame, et les divers rôles que nous jouions. Voir, c’était comprendre. Comme la Bradamante de Spenser, elle prit un air de dédain martial et abaissa sa lance du côté où il y avait une victime. Son rang de belle-sœur du Constable d’Écosse lui donnait quelque avantage pour se conquérir un auditoire favorable ; jetant donc sur moi son égide, elle en partagea avec moi la protection. La route s’ouvrit