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DU MANGEUR D’OPIUM

compter sur la sympathie de mon auditoire, je fus si mortifié que je ne trouvai rien à répliquer. Je devins donc passivement la cible des propos insultants de la dame, qui se mit à faire pleuvoir en averse les traits de sa facétieuse rhétorique. Le peu d’étendue de notre pont ne permettait guère de se mettre hors de portée de la voix, et il en résulta que pendant deux heures je fus sous le feu de l’hostilité de cette brillante personne.

Les rôles furent intervertis. Deux dames descendirent lentement les marches de la cabine et se montrèrent ; toutes deux en grand deuil, mais à cela près, aussi différentes que l’été et l’hiver. La plus âgée était la comtesse d’Errol, qui portait le deuil d’une personne dont la mort vouait son existence à une désolation, que nulle consolation humaine ne pouvait soulager. Jamais il ne m’est arrivé de voir un chagrin plus profond, un chagrin plus concentré en lui-même, plus sourd à toute voix sympathique. Le seul signe auquel nous reconnûmes qu’elle s’apercevait de notre présence, ce fut de se placer aussi loin que possible de notre odieuse conversation, qui l’ennuyait. Aujourd’hui les circonstances de la perte qu’elle avait éprouvée sont oubliées. En ce temps-là elles étaient connues de nombreuses personnes à Bath et à Londres et je ne viole aucun secret confidentiel en la révélant. Lord Errol avait reçu de M. Pitt la confidence d’un secret officiel, qui consistait dans le plan et les principaux détails d’une expédition à l’étranger, expédition dans laquelle, d’après les projets de M. Pitt, Lord Errol devait avoir un commandement important. Dans un moment d’ivresse, le comte confia ce secret à un faux ami, qui fit connaître cette communication et son auteur. Dans