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CONFESSIONS

l’esprit qu’elles tenaient de leur mère, ont découvert le moyen de partager une orange de telle sorte que toutes deux soient satisfaites ; ce moyen est si efficace que toutes les sectes de philosophie n’auraient pas trouvé mieux : c’est que la première coupe l’orange et que la seconde a le droit de choisir. Tu partages, et moi je choisis, voilà la recette. Un ange ne trouverait rien de plus sûr pour garantir l’équité d’un partage : forcer celui qui le fait à hériter des inégalités qu’il a pu faire dans l’opération de la division. En ces cas une précaution qui semble banale fait voir dans la scène qui précède tout un monde de conséquences nécessaires fatales. Dans notre situation, un résultat tout aussi disproportionné provint de ce fait tout fortuit que nous n’avions pas de cour de récréation. Nous autres aînés, par nos dispositions méditatives, par l’amour-propre que nous inspiraient nos rapports fréquents avec les lettres, nous étions déjà peu disposés aux jeux d’enfants, et nous trouvâmes que l’absence d’une cour de récréation nous faisait une nécessité de notre préférence et de notre orgueil. Même les plus fiers d’entre nous bénéficièrent de cette obligation, plus d’un aurait vendu son privilège d’orgueil pour une heure d’amusement et serait devenu conformiste, au moins par occasion. Un jour plus beau que d’ordinaire, une lutte d’habileté qui aurait excité plus que d’habitude le sentiment d’une supériorité particulière, aurait pu engager plus d’un parmi nous à se départir de son isolement, et pour toujours. Une familiarité sans limite aurait été la conséquence, le résultat était certain. Si l’on accepte la société d’autrui pour faire des affaires, il peut n’en résulter aucun inconvénient pour le résultat de la réserve. Grâce aux intérêts communs que nous avions comme habitant sous le même toit, grâce aux relations amicales que créaient entre nous les sujets de discussion tirés des livres, nous avions formé un club d’adolescents dont quatre ou cinq âgés de dix-huit ou dix-neuf ans, étaient déjà des jeunes hommes, et on y