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D’UN MANGEUR D’OPIUM

elles-mêmes. On était alors au milieu de l’hiver, époque qui a pour effet de resserrer tous les liens domestiques. Leur travail, comme dans toutes les maisons anglaises qui sont bien ordonnées, était d’ordinaire achevé à deux heures ; lorsque arrivait le soir, et que l’instant où le maître de la maison allait rentrer sans retard s’approchait, rien n’était plus gracieux que le sourire qui se dessinait d’avance sur la jolie figure de la jeune femme ; il y avait plus de grâce encore dans le sourire qui se réfléchissait, à moitié involontaire, à moitie contenu, sur les physionomies des servantes, qui sympathisaient avec cette joie. Une enfant, une petite fille de deux ans, avait alors mis le comble au bonheur des K… Elle se prêtait naturellement à toute heure, et en tous les endroits à la fois, à ce qu’il semblait, à compléter des groupes de famille. Mon frère et moi, nous avions été, depuis notre enfance, élevés à traiter les domestiques avec politesse ; nous remplissions les places qui restaient libres dans cette gradation d’âges et nous ressentions a différents degrés la profonde paix que nous ne pouvions comprendre ou apprécier d’une manière raisonnée. Parmi-nous, il n’existait pas un mauvais caractère ; il n’y avait aucune occasion pour des jalousies personnelles ; grâce an privilège de la jeunesse, que nous possédions tous, il n’y avait pas de passé douloureux dont le souffle se fît sentir, on n’éprouvait pas les inquiétudes irritantes qu’amasse l’avenir. L’Esprit d’espérance, l’Esprit de paix, ainsi que cela m’apparaissait quand je me rappelais ce calme profond, avaient formé pour leur propre plaisir, une alliance fraternelle pour enfler une bulle isolée de bonheur fantastique, pour faire le silence et le sommeil pendant quatre mois, autour d’une demeure solitaire de huit personnes, au sein même des éternels orages de la vie ; il semblait que ce fût une tente arabe, plantée dans un désert inconnu, à l’abri de tout envahissement humain, de tout soupçon même-de son existence, grâce à des sphères de brouillard protecteur.