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D’UN MANGEUR D’OPIUM

leur ? Non, c’était l’abattement. Était-ce la disparition accidentelle de le lumière du soleil ? Non, c’était la livide désolation. Était-ce une obscurité qui pouvait se dissiper ? Non, c’étaient des ténèbres fixes, perpétuelles, c’était :

                « L’éclipse totale.
        Sans espérance d’un jour nouveau[1]. »

Mais d’où venait cet état ? Quelles en étaient les causes ? Il venait, je pourrais le soutenir sincèrement, des misères de ma jeunesse à Londres. Il est vrai que ces misères étaient dues, en dernière analyse, à mon impardonnable folie, et qu’à cette folie je dois bien des ruines. Ô esprit d’interprétation compatissante, ange d’oubli pour la jeunesse et ses erreurs, toi qui exauces toujours comme si tu entendais la musique délicieuse d’un lointain concert de vola féminines ! Ô chœur qui intercédez, ange qui oublies, consentez à vous réunir, pour mettre en fuite le fantôme puissant qu’ont engendré les brouillards du remords ! Il vole à ma poursuite, il s’élance du sein des jours oubliés, il grandit toujours, il prend des proportions colossales ; il s’élève au-dessus de moi, et son ombre pèse sur ma tête, comme s’il était derrière moi, tout près, et pourtant sa naissance date d’une heure qui est écoulée depuis plus d’un demi-siècle. Ô ciel, se peut-il qu’un enfant de dix-sept ans à peine ait, par un aveuglement passager, pour avoir écouté le faux, le menteur conseil que lui donnait son cœur exaspéré, pour un seul pas hors du chemin, pour un simple mouvement à droite ou à gauche, se peut-il que sa destinée ait changé de direction, que le poison ait souillé les sources de son bonheur, qu’un clin d’œil ait fait de toute sa vie un constant remords ! Mais, hélas, il me faut rester dans les réalités des choses. Ce qui est évident, c’est que parmi les amers reproches que je me fait à moi-même,
  1. Voyez Samson agonistes.