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CONFESSIONS

Le philosophe transcendantal. — Ma femme ! Quelle femme ? Je n’en ai pas[1].

Le commissionnaire. — Mais vraiment, Monsieur, vous avez tort ; vous me disiez pas plus tard qu’hier…

Le philosophe transcendantal. — Peuh ! hier est passé depuis longtemps. Savez-vous, mon garçon, que des gens sont morts pour n’avoir pas eu de l’opium à temps ?

Le commissionnaire. — C’est possible, mais vous me disiez de ne rien entendre…

Le philosophe transcendantal. — C’est absurde. Un accident ennuyeux, un accident est arrivé, tout à coup… Peu importe ce que je vous ai dit il y a longtemps ; ce que je vous dis à présent, c’est que, si vous n’ôtez pas votre bras qui m’empêche d’entrer chez ce brave pharmacien, je vais avoir de quoi vous assigner pour coups et violence.

Est-ce à moi de reprocher à Coleridge cette soumission servile à l’opium ! Dieu m’en préserve. Ayant moi-même gémi sous ce joug, je le plains, je ne le blâme pas. Mais assurément il doit s’être imposé à lui-même une telle servitude, en toute liberté et pleine conscience, par son-propre désir de se donner les stimulations géniales ; le blâme ne vient pas de mol, mais de Coleridge lui-même. Quant à moi, dès que cessaient les tourments qui m’avaient force à chercher un soulagement dans l’opium, je renonçais à celui-ci, sans avoir le mérite d’une difficile victoire, prétention que je ne mets nullement en avant. C’était le simple instinct de la prudence qui m’avertissait de ne pas jouer avec un instrument si terrible de consolation et de soulagement, de ne pas gaspiller, pour un instant de malaise, ce qui contenait un élixir de résurrection au sein même des ouragans capables de tout bouleverser. Quelle est donc la cause qui, en réalité, a fait de moi un mangeur d’opium ? Cette affection qui a fini par établir en moi l’habitude de l’opium, quelle était-elle ? Était-ce la dou-

  1. Voyez Othello.