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D’UN MANGEUR D’OPIUM

vin ou du porter, et qui a, par suite, les motifs les plus graves pour s’en abstenir ne s’en laisse pas moins choir dans les liens de ce maudit opium, et cela dans les conditions les plus cruelles dont on ait jamais parlé, sans y être obligé, sinon par le peu qu’il nous en a dit. Il émit l’esclave de cette puissante substance, au même point que Caliban l’était de Prospero ; il détestait son despote. Comme Caliban, il use les fibres de son cœur contre les anneaux de sa chaîne. Parfois, à quelques reprises, pendant les sombres veillées de sa captivité, vous entendez les grondements étouffés d’une révolte impuissante, dont la brise vous apporte les dernières vibrations :

                …vasque leonum
        Vincla recusantûm

Recusantûm ; on refuse, c’est vrai, on refuse, et on accepte sans cesser de protester contre le mors impitoyable et tout-puissant, et pour toujours, on se soumet, on se le laisse mettre à la bouche. Ceci est connu à Bristol (pour cette ville je puis en répondre moi-même, mais la chose est probablement vraie pour d’autres), il en était venu à payer des gens. — commissionnaires, charretiers, etc. — afin qu’ils l’empêchassent par force d’entrer chez les pharmaciens. Mais comme l’autorité qui permettait de l’arrêter venait de lui seul, ces pauvres gens se trouvaient naturellement pris dans un piège métaphysique tel que ne l’ont prévu ni Thomas d’Aquin, ni le prince de la casuistique des jésuites. Et ce redoutable dilemme devait amener des scènes dans le genre de celle-ci :

— Oh, Monsieur, disait le commissionnaire d’un ton suppliant (suppliant, mais assez impératif, car qu’il se montrât disposé à l’énergie ou aux concessions, les cinq shillings par jour qu’attendais le pauvre homme étaient également compromis). Monsieur, il ne faut pas… Monsieur, réfléchissez, songez à votre femme, et…