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LES PLAISIRS DE L’OPIUM

Et ce qui me confirme dans cette manière de le concevoir, c’est qu’à mon retour à Londres, je passai de nouveau près de l’ « important Panthéon », je cherchai mon homme, je ne le trouvai pas. Donc, pour moi qui ne connaissais pas son nom (en avait-il un ?) il semblait qu’il se fût évaporé d’Oxford-Street ; impossible qu’il ce fût envolé dans un autre endroit, ou, comme pourrait l’insinuer un scélérat, qu’il se cachait pour ne rien payer. Le lecteur pourra ne voir en lui qu’un apothicaire sublunaire ; cela est possible ; ma croyance à moi est d’un ordre plus élevé, et je pense qu’il s’est évanoui ou évaporé[1]. Tant je suis peu disposé à voir des souvenirs humains autour de l’heure, du lieu, de l’être qui me firent connaître la substance céleste.

On peut croire qu’arrivé chez moi je ne perdis pas une minute pour en prendre la quantité recommandée. J’étais forcement novice sans tout l’art et le mystère de l’usage de l’opium, je le pris dans les conditions les plus défavorables, mais enfin je le pris. Et une heure après, — ciel ! Quel changement ! Quel révolution ! comme mon esprit fut réveillé jusqu’en ses dernières profondeurs ! Quelle apocalypse d’un monde entier se déploya en moi ! Mes souffrances avaient disparu : mais c’était à mes yeux une vétille. Le résultat négatif était perdu dans l’immensité des effets positifs qui s’étaient réalisés devant moi, dans l’abîme de volupté divine qui s’était soudain révélé. C’était bien une panacée, un φάρμακον νηπενθές ; (remède qui efface toute trace de souci) pour toutes les souffrances humaines ; c’était le secret du bonheur, et ce secret, sur lequel les philosophes


  1. Évanoui ou évaporé. — Cette manière de quitter la scène de ce monde parait avoir été fréquente au dix-septième siècle, mais elle était, à ce qu’il semble, le privilège des personnes de race royale, et n’a jamais été accordée aux apothicaires. En effet, en 1636, un poète dont le nom était de triste augure, et qui, disons-le en passant, l’a amplement justifié, un nommé Flatman (plat) en parlant de la mort de Charles II, exprime son étonnement qu'un prince commette une sottise comme celle de mourir. En effet, dit M. Flatman, les rois devaient dédaigner de mourir, et plutôt disparaître. ils devaient s’en aller à la dérobée (dans l’autre monde, cela s’entend).