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VII
PRÉFACE DU TRADUCTEUR

tions différentes qui font glisser les deux écrivains sur deux versants opposés, alors même qu’ils ont le même point de départ. De plus, l’auteur français place son personnage dans la partie de l’Extrême-Orient où l’agitation des couleurs et des mouvements est la plus intense ; il remplit ses journées par des songeries amoureuses, ou par les scènes de la vie alternativement fiévreuse et torpide qu’on mène dans cette région, et tout cela est d’origine extérieure. Quand l’opium étend sur nos deux personnages sa toute-puissante influence, il agit d’un côte sur un homme qui a médite et contemplé, dont la vie psychologique est aussi animée que son existence matérielle est tranquille et pour ainsi dire vide, de l’autre sur un homme qui remplit cette existence par des passions, du mouvement, des rêveries indéterminées. De part et d’autre, l’intelligence, réveillée par l’opium, se bâtit son théâtre avec les matériaux qu’elle renferme, y joue en drames ses souvenirs, ses idées, ses sensations ; de part et d’autre elle ne tire d’elle-même que sa propre reproduction.

Ce n’est pas que la sensibilité fasse défaut à Th. de Quincey. L’on ne saurait accuser de sécheresse d’âme celui qui a osé écrire l’épisode de la pauvre Anne, et a fait par un simple récit, d’une prostituée de Londres, une charmante et sympathique figure féminine. Mais cette sensibilité n’est pas la passion. Elle s’étend à tout ce qui souffre dans l’humiliation et le malheur, elle refuse même de tenir à distante par une rigueur pharisaïque, les êtres qui ont mérité ce malheur et cette humiliation ; elle puise dans le souvenir de ses propres