Ici encore, nous sommes forcés de déclarer que M. Dumas dramatise sa propre histoire. De ce paragraphe il résulterait que le jeune expéditionnaire, qui n’avait encore rien produit, se sentit tout à coup saisi du sentiment de sa vocation par une sorte de révélation instantanée émanant directement de Shakespeare ; c’est quelque chose comme l’histoire d’Achille à Scyros. Cela est très-poétique, mais cela n’est pas précisément historique. Quand les acteurs anglais arrivèrent à Paris, et jouèrent Hamlet, M. Dumas avait déjà fait son entrée dans la carrière théâtrale. Avant d’être révélé à lui-même par Shakespeare, M. Dumas avait été révélé à lui-même par M. Scribe ; avant d’avoir vu jouer Hamlet, il avait vu jouer des vaudevilles, et il avait fait des vaudevilles, [1], sous un nom de fantaisie, en collaboration de deux spirituels camarades, vaudevilles dont un, entre autres : la Noce et l’Enterrement, eut un certain succès. Après avoir vu jouer des vaudevilles, M. Dumas avait vu jouer des tragédies classiques, et il avait fait des tragédies classiques[2]. Écoutons M. Dumas lui-même nous parler de ses tentatives dramatiques, avant 1829, par conséquent avant qu’il ne fût révélé à lui-même par Shakespeare. « Du moment où je me trouvai seul, mes idées prirent de l’unité, et commencèrent à se coaguler autour d’un sujet : je composai d’abord une tragédie des Gracches, de laquelle je fis justice, en la brûlant aussitôt sa naissance ; puis une traduction du Fiesque de Schiller. Mais je ne voulais débuter que par un ouvrage original, et puis d’ailleurs Ancelot venait d’obtenir un succès avec le même ouvrage ; mon Fiesque alla donc rejoindre les Gracches, et je pensai sérieusement, ces deux études faites, à créer quelque chose. » C’est-à-dire que la traduction du Fiesque de Schiller fut brûlée au feu de la conscience de M. Dumas, comme le fut plus tard, en 1846, ce pauvre roman de Fabien, refusé par « la Presse » et « le Constitutionnel » comme inférieur aux autres romans du dramaturge, devenu entrepreneur de feuilletons, ainsi que le disait à la Chambre des députés M. de Castellane dans une séance des premiers jours de février 1847. Mais la traduction de Fiesque ne fut pas si bien brûlée qu’il ne pût s’en échapper quelques scènes qui furent, par un de ces heureux hasards, se coaguler autour de Henri III et de Christine, tout aussi bien que Fabien renaquit de ses cendres, sous le nom de M. Alexandre Dumas fils, et avec le titre d’Aventures de quatre femmes et d’un perroquet. (Voy. la section des romans de cet article.) Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que dans les réminiscences de M. Dumas sur ses premières tentatives dramatiques, il ait oublié une tragédie classique, Christine, reçue alors, à ce titre, au Théâtre-Français, mais non encore jouée, et transformée plus tard, après le succès de Henri III, en un drame romantique.
Le 1er février 1829 fut représenté, sur le Théâtre-Français, le premier grand ouvrage dramatique de M. Alex. Dumas : il y fit son chemin entre les frénétiques applaudissements de l’école romantique, et les puritains grognements des classiques, qui criaient au viol de la langue, du goût et de la raison.
Viol ou non, à Henri III succéda avec un égal bonheur Christine, œuvre en vers conçue dans le même système, se nouant à Stockholm et se dénouant dans le palais de Fontainebleau, au préjudice de l’unité de lieu et de l’infortuné Monaldeschi, trop puni d’avoir été l’amant indiscret d’une reine dévote et peut-être jalouse.
À ces deux pièces succédèrent assez rapidement « Charles VII chez ses grands vassaux, Richard d’Arlington, Antony, Napoléon Bonaparte, Térésa et Angèle. » Les romantiques étaient dans la jubilation en voyant l’un de leurs chefs produire tant et tant de si belles merveilles. Mais advint qu’un jour leur joie fut troublée. En 1833, c’était au moment de leur plus frénétique admiration pour l’auteur de « Henri III », parurent dans le Journal des Débats et à peu d’intervalles, deux articles de M. Granier de Cassagnac, sévères, mais justes, sur la valeur réelle du talent de M. Alexandre Dumas comme réformateur et comme créateur dramatique. Ces brandons allumèrent la guerre dans les camps classique et romantique. À la fin de la même année, M. Alex. Dumas lui-même ne dédaigna pas de riposter aux traits qui lui avaient été lancés, et il fit paraître dans la Revue des Deux-Mondes, en réponse à M. Granier de Cassagnac, son écrit intitulé : « Comment je devins auteur dramatique. » La défense était difficile ; aussi M. Dumas laissa-t-il à son adversaire la gloire de l’attaque, car il ne fit que confirmer toutes les accusations qui avaient