M. Alex. Dumas nous a raconté lui-même comment il sentit se révéler en lui sa vocation dramatique ; nous dirons tout à l’heure en quels termes ; mais auparavant il est nécessaire de rappeler qu’à cette époque notre futur auteur dramatique n’était qu’un pauvre expéditionnaire au secrétariat du duc d’Orléans, et aux appointements de 1,200 fr. Oh ! la fortune a bien changé pour lui ! Aujourd’hui il se fait appeler le marquis de la Pailleterie, et se proclame hautement l’ami du prince de Montpensier, après l’avoir été de son frère le duc d’Orléans !
« Alors, dit-il, commença cette lutte obstinée de ma volonté, lutte d’autant plus bizarre qu’elle n’avait aucun but fixe, d’autant plus persévérante que j’avais tout à apprendre. Occupé huit heures par jour à mon bureau, forcé d’y revenir chaque soir, de sept à dix heures, mes nuit seules étaient à moi. C’est pendant ces veilles fiévreuses que je pris l’habitude, conservée toujours, de ce travail nocturne qui rend la confection de mon œuvre incompréhensible à mes amis mêmes, car ils ne peuvent deviner ni à quelle heure ni dans quel temps je l’accomplis.
« Cette vie intérieure, qui échappait à tous les regards, dura trois ans, sans amener aucun résultat, sans que je produisisse rien, sans que j’éprouvasse même le besoin de produire. Je suivais bien, avec une certaine curiosité, les œuvres théâtrales du temps dans leurs chutes ou dans leurs succès ; mais comme je ne sympathisais ni avec la construction dramatique, ni avec l’exécution dialoguée de ces sortes d’ouvrages, je me sentais seulement incapable de produire rien de pareil, sans deviner qu’il existât autre chose que cela, m’étonnant seulement de l’admiration que l’on partageait entre l’auteur et l’acteur, admiration qu’il me semblait que Talma avait le droit de revendiquer pour lui tout seul. Vers ce temps, les acteurs anglais arrivèrent à Paris. Je n’avais jamais lu une seule pièce du théâtre étranger. Ils annoncèrent Hamlet ; je ne connaissais que celui de Ducis ; j’allais voir celui de Shakespeare.
« Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue, qui découvre un monde tout entier, dont il n’avait aucune idée ; supposez Adam s’éveillant après sa création, et trouvant sous ses pieds la terre émaillée, sur sa tête le ciel flamboyant, autour de lui des arbres à fruits d’or ; dans le lointain, un fleuve, un beau et large fleuve d’argent ; à ses côtés, la femme jeune, chaste et nue, et vous aurez une idée de l’Eden enchanté dont cette représentation m’ouvrit la porte.
« Oh ! c’était donc cela que je cherchais, qui me manquait, qui me devait venir : c’étaient ces hommes de théâtre, oubliant qu’ils sont sur un théâtre ; c’était cette vie factice, rentrant dans la vie positive, à force d’art ; c’était cette réalité de la parole et des gestes faisant des acteurs des créatures de Dieu, avec leurs vices, leurs vertus, leurs passions, leurs faiblesses, et non pas des héros guindés, impassibles, déclamateurs et sentencieux. — Oh ! Shakespeare, merci ! — Oh ! Kemble et Smithson ! merci ; merci à mon Dieu ! merci à mes anges de poésie ![1] ».
- ↑ M. Alex. Dumas. Comment je devins auteur dra-
arrive à rappeler la part qu’y a eue M. Dumas. « Que M. Dumas cherche à se présenter comme isolé d’un mouvement d’innovation littéraire qui lui était antérieur et qui se poursuivait encore sans lui, cela se conçoit ; il se trouve grandi d’autant ; la révolution dramatique se résume en lui seul, et, quant à lui, il «descend en droite ligne de Shakespeare, par l’effet d’une révélation ! » À l’époque où le jeune expéditionnaire du Palais-Royal écrivait des vaudevilles et une tragédie classique, la révolution romantique était déjà flagrante, sinon au théâtre, au moins dans les livres. Le « Cromwell, » de M. Victor Hugo avait été imprimé ; les « Scènes historiques » et le « Théâtre de Clara Gazul » étaient imprimés, lorsque, ennuyé de voir sa « Christine » classique rester au fond des cartons de la Comédie-Française, M. Dumas résolut d’écrire un drame romantique, au moment même où M. Hugo venait d’enfanter « Marion Delorme. » Il est évident que pas n’était besoin pour lui d’une révélation de Shakespeare. Déjà même, abstraction faite des drames non représentés, plusieurs tentatives d’innovation avaient eu lieu au théâtre. « Jane Shore, le Cid d’Andalousie, Louis XI à Péronne, et le drame bourgeois de « Misanthropie et Repentir, » emprunté par M. Scribe à Kotzebue, avaient frayé la voie à des tentatives plus hardies. Les admirables romans de Walter Scott, répandus dans toutes les classes de la société, n’avaient pas peu contribué à rendre de plus en plus impérieux le besoin de la vérité historique dans l’art et dans l’intérêt dramatique. C’est alors que, trouvant dans son bureau, sur une table, un volume d’Anquetil, M. Dumas lut l’histoire de Henri III, et conçut l’idée de son drame. Il est donc évident que dans la tentative révolutionnaire de M. Dumas, MM. Hugo, Vitet, Mérimée, Kotzebue, et par-dessus tous Walter Scott, entrent pour les trois quarts au moins dans l’entreprise. Il suffit de comparer le premier produit de la révélation de M. Dumas, c’est-à-dire le drame de « Henri III, » à n’importe quel drame de Shakespeare, pour reconnaître sans peine que l’auteur « d’Hamlet » y est pour peu de chose. Il y a plus : entre Shakespeare et l’auteur de « Henri III, » nous ne voyons guère d’autre point de similitude que l’affranchissement de la règle classique des unités. » — L’auteur termine par une substantielle comparaison entre Shakespeare et M. Dumas, dans laquelle il établit la supériorité du premier sur le dernier, comme poëte, comme penseur profond, et comme admirable peintre de caractères.