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RÉCITS DU LABRADOR

certain. Cette pensée me préoccupait. Me sauver seul me paraissait inadmissible.

Je n’eus guère le temps de m’arrêter à cette obsession. Une vague énorme vint se briser sur la chaloupe et la remplir à moitié. Un faux coup de barre était la cause de cette avalanche. Dans le gros temps, on n’a le loisir de songer ni aux autres ni à soi-même. Il faut toujours veiller au grain.

— Philippe ?

— Monsieur !

— Prends la barre.

Et je me replongeai dans mes pensées tout en vidant à tour de bras.

Il se noiera, c’est indubitable, me disais-je. Que faire ?

Chose étrange, je ne songeais nullement que se noyer, c’était mourir. J’ai, d’ailleurs, sur la mort, des idées particulières qui me tiennent toujours au-dessus de craintes trop grandes. Je ne songeais également ni à ma femme ni à mes enfants. Ce qui m’enrageait, c’était que Philippe se noyât et surtout — il faut bien que je l’avoue — c’était de ne pouvoir fumer. Dans une accalmie, je jetai les yeux autour de moi. C’était effrayant. La brise avait légèrement molli, mais la mer grossissait de plus en plus aux approches de la Pointe-aux-Anglais. La chaloupe se dressait toute droite en mon-