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nerfs que la chaleur excite, elle est si mauvaise, aujourd’hui, la chaleur.

Comme une lame de fer rougie à la forge, un rai de soleil entrant par la petite fente des contrevents ; l’air du dehors était du feu. Les mouches, elles-mêmes, n’avaient plus la force de voler, et cherchaient pour se tapir des trous d’ombre dans les murs. On n’entendait que les crissements aigus des cigales et le vacarmes trépidant de la machine à vapeur qui battait le grain à la métairie.

— Fanchette doit bien souffrir au battage, dit Marie.

— C’est vrai qu’il fait une rude journée, mais Fanchette est forte, et puis, il faut bien qu’elle s’accoutume.

Marie quitta sa chaise et fit le tour de la chambre, s’attardant à l’examen des menues choses à côté desquelles s’était passée son enfance : meubles modestes, bibelots grossiers, tasses peintes, gagnées au tourniquet dans les fêtes voisines, statuettes pieuses qu’honoraient des bouquets en fleurs artificielles et en plumes, lithographies d’un goût artistique très contestable, mises au rebut par M. de Lissac, soigneusement recueillies par la nourrice, et piquées de deux épingles aux murs de la chambre, photographies des parents de Madeleine, de son mari, mort depuis quelques années, de Fanchette, toute raide dans ses vêtements des dimanches, de Marie, elle-même, toute petite, demi-nue, en boucles brunes.

Et Marie ne se lassait pas de revoir ces choses banales, que la magie de l’accoutumance rendait à ses yeux douces et jolies, dont l’aspect familier apaisait son agitation présente, cette sorte de pressentiment obscur et douloureux d’un malheur imminent.

Le bruit de la machine avait cessé ; un coup de sifflet strident, déchirant l’air, venait d’annoncer l’heure du repos aux ouvriers. Marie descendit pour rejoindre dans la salle à manger son père et son institutrice.

Dans l’escalier, elle rencontra Fanchette, son teint de blonde teinté d’écarlate, des pailles mêlées à ses cheveux roux.

— Comme tu dois avoir chaud, Fanchette.

— Oh ! moi, tu sais, je n’en souffre pas, j’aime la chaleur ; mais il en fait presque trop aujourd’hui. Les ouvriers sont obligés de demander du repos à tout moment pour aller plonger leurs bras dans l’eau, ils n’y peuvent tenir ; et Monsieur qui a voulu rester à surveiller le batteur, avait l’air très fatigué ; si ça continue, il y a des hommes et des bêtes qui mourront dans les champs. Le vieux Guillaume, le sacristain, qui est venu pour demander au machiniste quel jour il voulait battre son blé, disait que, depuis cinquante ans, il ne se souvient que d’un autre été aussi chaud que celui-ci.

— Vous m’excuserez, mesdames, dit à moitié du déjeuner M. de Lissac, qui jusque-là avait repoussé tous les plats sans se servir ; vous m’excuserez de vous laisser terminer sans moi ; cette chaleur m’a donné des vertiges. Je ne me sens pas bien.

Marie regarda son père avec émoi : il semblait congestionné. Ayant repoussé sa chaise, il se leva pour se retirer, fit deux pas et soudain s’abattit sur le sol.

— Une insolation ! s’écria Mlle Estevenard.

Le malade fut déposé sur son lit, on entoura sa tête de compresses d’eau glacée, son corps de révulsifs énergiques, tandis qu’on courait chez le médecin.

Couché sur le dos, livide à présent, et les yeux absents, la tête agitée d’un côté à l’autre avec une plainte incessante sortant