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MÉLANGES

quitté Caen depuis longtemps, et la ville, après nous avoir accompagnés quelques secondes, avait disparu, que, restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, les deux clochers de Saint-Étienne et le clocher de Saint-Pierre agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois, l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; bientôt, je n’en vis plus que deux. Puis ils virèrent une dernière fois comme deux pivots d’or, et disparurent à mes yeux. Bien souvent depuis, passant au soleil couché dans la plaine de Caen, je les ai revus, parfois de très loin et qui n’étaient que comme deux fleurs peintes sur le ciel, au-dessus de la ligne basse des champs ; parfois, d’un peu plus près et déjà rattrapés par le clocher de Saint-Pierre, semblables aux trois jeunes filles d’une légende abandonnées dans une solitude où commençait à tomber l’obscurité ; et tandis que je m’éloignais je les voyais timidement chercher leur chemin et, après quelques gauches essais et trébuchements maladroits de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire délicieuse et résignée et s’effacer dans la nuit.

Je commençais de désespérer d’arriver assez tôt à Lisieux pour être le soir même chez mes parents, qui heureusement n’étaient pas prévenus de mon arrivée, quand vers l’heure du couchant nous nous engageâmes sur une pente rapide au bout de laquelle, dans la cuvette sanglante de soleil où nous descendions à toute vitesse, je vis Lisieux qui nous y avaient précédés, relever et disposer à la hâte ses maisons blessées, ses hautes cheminées teintes de pourpre ; en un ins-

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