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MÉLANGES

D’autres venaient, appuyées tendrement sur un poirier que leur vieillesse aveugle avait l’illusion d’étayer encore, et le serraient contre leur cœur meurtri où il avait immobilisé et incrusté à jamais l’irradiation chétive et passionnée de ses branches. Bientôt, la route tourna et le talus qui la bordait sur la droite s’étant abaissé, la plaine de Caen apparut, sans la ville qui, comprise pourtant dans l’étendue que j’avais sous les yeux, ne se laissait voir ni deviner, à cause de l’éloignement. Seuls, s’élevant du niveau uniforme de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Saint-Étienne. Bientôt, nous en vîmes trois, le clocher de Saint-Pierre les avait rejoints[1]. Rapprochés en une triple aiguille montagneuse, ils apparaissaient comme, souvent dans Turner, le monastère ou le manoir qui donne son nom au tableau, mais qui, au milieu de l’immense paysage de ciel, de végétation et d’eau, tient aussi peu de place, semble aussi épisodique et momentané, que l’arc-en-ciel, la lumière de cinq heures du soir, et la petite paysanne qui, au premier plan, trotte sur le chemin entre ses paniers. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les

  1. Je me suis naturellement abstenu de reproduire dans ce volume les nombreuses pages que j’ai écrites sur des églises dans le Figaro, par exemple : l’église de village (bien que très supérieure à mon avis à bien d’autres qu’on lira plus loin). Mais elles avaient passé dans « À la recherche du temps perdu » et je ne pouvais me répéter. Si j’ai fait une exception pour celle-ci, c’est que dans « Du côté de chez Swann » elle n’est que citée partiellement d’ailleurs, entre guillemets, comme un exemple de ce que j’écrivis dans mon enfance. Et dans le IVe volume (non encore paru) de « À la recherche du temps perdu », la publication dans le Figaro de cette page remaniée est le sujet de presque tout un chapitre.
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