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JOURNÉES DE LECTURE

ou sous le charnier de l’Aitre, le petit cimetière qui oublie au soleil, sous ses papillons et ses fleurs, la Fontaine funéraire et la Lanterne des Morts.

Bien plus, ce ne sont pas seulement les phrases qui dessinent à nos yeux les formes de l’âme ancienne. Entre les phrases — et je pense à des livres très antiques qui furent d’abord récités, — dans l’intervalle qui les sépare se tient encore aujourd’hui comme dans un hypogée inviolé, remplissant les interstices, un silence bien des fois séculaire. Souvent dans l’Évangile de saint Luc, rencontrant les deux points qui l’interrompent avant chacun des morceaux presque en forme de cantiques dont il est parsemé[1], j’ai entendu le silence du fidèle,

    la musique de Glück se trahisse autant dans tel air sublime que dans telle cadence de ses récitatifs où l’harmonie est comme le son même de la voix de son génie quand elle retombe sur une intonation involontaire où est marquée toute sa gravité naïve et sa distinction, chaque fois qu’on l’entend pour ainsi dire reprendre haleine. Qui a vu des photographies de Saint-Marc de Venise peut croire (et je ne parle pourtant que de l’extérieur du monument) qu’il a une idée de cette église à coupoles, alors que c’est seulement en approchant, jusqu’à pouvoir les toucher avec la main, le rideau diapré de ces colonnes riantes, c’est seulement en voyant la puissance étrange et grave qui enroule des feuilles ou perche des oiseaux dans ces chapiteaux qu’on ne peut distinguer que de près, c’est seulement en ayant sur la place même l’impression de ce monument bas, tout en longueur de façade, avec ses mâts fleuris et son décor de fête, son aspect de « palais d’exposition », qu’on sent éclater dans ces traits significatifs mais accessoires et qu’aucune photographie ne retient, sa véritable et complexe individualité.

  1. « Et Marie dit : « Mon âme exalte le Seigneur et se réjouit en Dieu mon Sauveur, etc. » — Zacharie son père fut rempli du Saint Esprit et il prophétisa en ces mots : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël de ce qu’il a racheté, etc. ». « Il la reçut dans ses bras, bénit Dieu et dit : « Maintenant, Seigneur, tu laisses ton serviteur s’en aller en paix… »
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