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JOURNÉES DE LECTURE

vérité qui s’obtient par lettres de recommandations, que nous remet en mains propres celui qui la détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d’une vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la vérité est pourtant loin d’être la plus dangereuse de toutes. Car bien souvent pour l’historien, même pour l’érudit, cette vérité qu’ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par conséquent place à une autre vérité qu’elle annonce ou qu’elle vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur esprit. Il n’en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu. Pour lui, le livre n’est pas l’ange qui s’envole aussitôt qu’il a ouvert les portes du jardin céleste, mais une idole immobile, qu’il adore pour elle-même, qui, au lieu de recevoir une dignité vraie des pensées qu’elle éveille, communique une dignité factice à tout ce qui l’entoure. Le lettré invoque en souriant en l’honneur de tel nom qu’il se trouve dans Villehardouin ou dans Boccace[1], en faveur de tel usage qu’il est décrit dans Virgile. Son esprit sans activité

  1. Le snobisme pur est plus innocent. Se plaire dans la société de quelqu’un parce qu’il a eu un ancêtre aux croisades, c’est de la vanité, l’intelligence n’a rien à voir à cela. Mais se plaire dans la société de quelqu’un parce que le nom de son grand-père se retrouve souvent dans Alfred de Vigny ou dans Chateaubriand, ou (séduction vraiment irrésistible pour moi, je l’avoue) avoir le blason de sa famille (il s’agit d’une femme bien digne d’être admirée sans cela) dans la grande Rose de Notre-Dame d’Amiens, voilà où le péché intellectuel commence. Je l’ai du reste analysé trop longuement ailleurs, quoiqu’il me reste beaucoup à en dire, pour avoir à y insister autrement ici.
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