Page:Proust - Pastiches et Mélanges, 1921.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne meurt pas tout de suite. Et je ne peux m’empêcher de trouver bien cruel (quoique peut-être utile, est-on si certain de ce que fut en réalité le drame ? Rappelez-vous les frères Karamazov) le geste du commissaire de police. « Le malheureux n’est pas mort. Le commissaire le prit par les épaules et lui parla : « M’entendez-vous ? Répondez. » Le meurtrier ouvrit l’œil intact, cligna un instant et retomba dans le coma. » À ce cruel commissaire j’ai envie de redire les mots dont Kent, dans la scène du Roi Lear, que je citais précisément tout à l’heure, arrête Edgar qui voulait réveiller Lear déjà évanoui : « Non ! ne troublez pas son âme ! Oh ! laissez-la partir ! C’est le haïr que vouloir sur la roue de cette rude vie l’étendre plus longtemps. »

Si j’ai répété avec insistance ces grands noms tragiques, surtout ceux d’Ajax et d’Œdipe, le lecteur doit comprendre pourquoi, pourquoi aussi j’ai publié ces lettres et écrit cette page. J’ai voulu montrer dans quelle pure, dans quelle religieuse atmosphère de beauté morale eut lieu cette explosion de folie et de sang qui l’éclabousse sans parvenir à la souiller. J’ai voulu aérer la chambre du crime d’un souffle qui vînt du ciel, montrer que ce fait divers était exactement un de ces drames grecs dont la représentation était presque une cérémonie religieuse, et que le pauvre parricide n’était pas une brute criminelle, un être en dehors de l’humanité, mais un noble exemplaire d’humanité, un homme d’esprit éclairé, un fils tendre et pieux, que la plus inéluctable fatalité — disons pathologique pour parler comme tout le monde — a jeté — le plus malheureux des mortels — dans un crime et une expiation dignes de demeurer illustres.