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EN MÉMOIRE DES ÉGLISES ASSASSINÉES

Ruskin se répandait pour moi sur tout ce qu’il avait touché, en un mot si je m’éprenais tout à fait de sa pensée, l’univers s’enrichirait de tout ce que j’ignorais jusque-là, des cathédrales gothiques, et de combien de tableaux d’Angleterre et d’Italie qui n’avaient pas encore éveillé en moi ce désir sans lequel il n’y a jamais de véritable connaissance. Car la pensée de Ruskin n’est pas comme la pensée d’un Emerson par exemple qui est contenue tout entière dans un livre, c’est-à-dire un quelque chose d’abstrait, un pur signe d’elle-même. L’objet auquel s’applique une pensée comme celle de Ruskin et dont elle est inséparable n’est pas immatériel, il est répandu çà et là sur la surface de la terre. Il faut aller le chercher là où il se trouve, à Pise, à Florence, à Venise, à la National Gallery, à Rouen, à Amiens, dans les montagnes de la Suisse. Une telle pensée qui a un autre objet qu’elle-même, qui s’est réalisée dans l’espace, qui n’est plus la pensée infinie et libre, mais limitée et assujettie, qui s’est incarnée en des corps de marbre sculpté, de montagnes neigeuses, en des visages peints, est peut-être moins divine qu’une pensée pure. Mais elle nous embellit davantage l’univers, ou du moins certaines parties individuelles, certaines parties nommées, de l’univers, parce qu’elle y a touché, et qu’elle nous y a initiés en nous obligeant, si nous voulons les comprendre, à les aimer.

Et ce fut ainsi, en effet ; l’univers reprit tout d’un coup à mes yeux un prix infini. Et mon admiration pour Ruskin donnait une telle importance aux choses qu’il m’avait fait aimer, qu’elles me semblaient chargées d’une valeur plus grande même que celle de

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