Page:Proust - Pastiches et Mélanges, 1921.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
EN MÉMOIRE DES ÉGLISES ASSASSINÉES

l’ombre matinale, je compris qu’il serait impossible de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques centimètres. J’allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment reconnaître la petite figure entre des centaines d’autres ? Tout à coup, un jeune sculpteur de talent et d’avenir, Mme L. Yeatmen, me dit : « En voici une qui lui ressemble. » Nous regardons un peu plus bas, et… la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée, et pourtant c’est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève la pupille et lui donne cette expression qui me l’a fait reconnaître. L’artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers d’autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des autres, à jamais. Mais il l’avait mise là. Un jour, un homme pour qui il n’y a pas de mort, pour qui il n’y a pas d’infini matériel, pas d’oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu’il ne pourra pas tous les atteindre alors que nous paraissions en manquer, cet homme est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie, toutes les pensées de l’âme, les nommant de leur nom, il dit : « Voyez, c’est ceci, c’est cela. » Tel qu’au jour du Jugement, qui non loin de là est figuré, il fait entendre en ses paroles comme la trompette de l’archange et il dit : « Ceux qui ont vécu vivront, la matière n’est rien. » Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure, réveillés à la trompette de l’archange, soulevés, ayant repris leur forme, reconnaissables, vivants,

175