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MÉLANGES

sont obligés d’aller au Louvre pour voir la Joconde. Mais si les cathédrales, comme on l’a dit, sont les musées de l’art religieux au moyen âge, ce sont des musées vivants auquel M. André Hallays ne trouverait rien à redire. Ils n’ont pas été construits pour recevoir les œuvres d’art, mais ce sont elles — si individuelles qu’elles soient d’ailleurs, — qui ont été faites pour eux et ne sauraient sans sacrilège (je ne parle ici que de sacrilège esthétique) être placées ailleurs. Telle qu’elle est avec son sourire si particulier, combien j’aime la Vierge Dorée, avec son sourire de maîtresse de maison céleste ; combien j’aime son accueil à cette porte de la cathédrale, dans sa parure exquise et simple d’aubépines. Comme les rosiers, les lys, les figuiers d’un autre porche, ces aubépines sculptées sont encore en fleur. Mais ce printemps médiéval, si longtemps prolongé, ne sera pas éternel et le vent des siècles a déjà effeuillé devant l’église, comme au jour solennel d’une Fête-Dieu sans parfums, quelques-unes de ses roses de pierre. Un jour sans doute aussi le sourire de la Vierge Dorée (qui a déjà pourtant duré plus que notre foi) cessera, par l’effritement des pierres qu’il écarte gracieusement, de répandre, pour nos enfants, de la beauté, comme, à nos pères croyants, il a versé du courage. Je sens que j’avais tort de l’appeler une œuvre d’art : une statue qui fait ainsi à tout jamais partie de tel lieu de la terre, d’une certaine ville, c’est-à-dire d’une chose qui porte un nom comme une personne, qui est un individu, dont on ne peut jamais trouver la toute pareille sur la face des continents, dont les employés de chemins de fer, en nous criant son nom, à l’endroit où il a fallu inévitablement venir pour la trouver, semblent nous

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