par des sursauts le voyageur somnolent ou distrait au sentiment de sa situation. Il se souvient aussi probablement qu’à cette halte au milieu de son voyage, il y a un buffet bien servi où il a le privilège de dix minutes d’arrêt. Il n’est toutefois pas aussi clairement conscient que ces dix minutes d’arrêt
sans importance où il lit le nom « Abbeville ». Au moment où le
train se remet en marche, il pourra voir, s’il se soucie de lever pour
un instant les yeux de son journal, deux tours carrées que dominent
les peupliers et les osiers du sol marécageux qu’il traverse.
Il est probable que ce coup d’œil est tout ce qu’il souhaiterait
jamais d’attirer son attention, et je ne sais guère jusqu’à quel point
je pourrais arriver à faire comprendre au lecteur, même le plus
sympathique, l’influence qu’elles ont eu sur ma propre vie... Car
la pensée de ma vie a eu trois centres : Rouen, Genève et Pise...
Et Abbeville est comme la préface et l’interprétation de Rouen...
Mes bonheurs les plus intenses, je les ai connus dans les montagnes,
Mais comme plaisir, joyeux et sans mélange, arriver en vue d’Abbeville
par une belle après-midi d’été, sauter à terre dans la cour de
l’hôtel de l’Europe et descendre la rue en courant pour voir Saint-Wulfran
avant que le soleil ait quitté les tours, sont des choses pour
lesquelles il faut chérir le passé jusqu’à la fin. De Rouen et de sa
cathédrale, ce que j’ai à dire trouvera place, si les jours me sont
donnés, dans Nos Pères nous ont dit. »
Si, au cours de cette étude, j’ai cité tant de passages de Ruskin
tirés d’autres ouvrages de lui que la Bible d’Amiens, en voici la
raison. Ne lire qu’un livre d’un auteur, c’est n’avoir avec cet
auteur qu’une rencontre. Or, en causant une fois avec une
personne on peut discerner en elle des traits singuliers. Mais c’est
seulement par leur répétition dans des circonstances variées qu’on
peut les reconnaître pour caractéristiques et essentiels. Pour un
écrivain, comme pour un musicien ou un peintre, cette variation
des circonstances qui permet de discerner, par une sorte
d’expérimentation, les traits permanents du caractère, c’est la
variété des œuvres. Nous retrouvons dans un second livre, dans
un autre tableau, les particularités dont la première fois nous
aurions pu croire qu’elles appartenaient au sujet traité autant
qu’à l’écrivain ou au peintre. Et du rapprochement des œuvres