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EN MÉMOIRE DES ÉGLISES ASSASSINÉES

contenter soi-même ont toujours chance d’intéresser quelqu’un. Il est impossible qu’il n’existe pas de gens qui prennent quelque plaisir à ce qui m’en a tant donné. Car personne n’est original et fort heureusement pour la sympathie et la compréhension qui sont de si grands plaisirs dans la vie, c’est dans une trame universelle que nos individualités sont taillées. Si l’on savait analyser l’âme comme la matière, on verrait que, sous l’apparente diversité des esprits aussi bien que sous celle des choses, il n’y a que peu de corps simples et d’éléments irréductibles et qu’il entre dans la composition de ce que nous croyons être notre personnalité, des substances fort communes et qui se retrouvent un peu partout dans l’Univers.

Les indications que les écrivains nous donnent dans leurs œuvres sur les lieux qu’ils ont aimés sont souvent si vagues que les pèlerinages que nous y essayons gardent quelque chose d’incertain et d’hésitant et comme la peur d’avoir été illusoires. Comme ce personnage d’Edmond de Goncourt cherchant une tombe qu’aucune croix n’indique, nous en sommes réduits à faire nos dévotions « au petit bonheur ». Voilà un genre de déboires que vous n’aurez pas à redouter avec Ruskin, à Amiens surtout ; vous ne courrez pas le risque d’y être venu passer un après-midi sans avoir su le trouver dans la cathédrale : il est venu vous chercher à la gare. Il va s’informer non seulement de la façon dont vous êtes doué pour ressentir les beautés de Notre-Dame, mais du temps que l’heure du train que vous comptez reprendre vous permet d’y consacrer. Il ne vous montrera pas seulement le chemin qui mène à la cathédrale, mais tel ou tel chemin, selon que vous serez plus ou moins pressé.

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