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MÉLANGES

Guillaume Van de Velde ou de Ruysdaël. Mais surtout de ce voyageur, ce que l’automobile nous a rendu de plus précieux c’est cette admirable indépendance qui le faisait partir à l’heure qu’il voulait et s’arrêter où il lui plaisait. Tous ceux-là me comprendront que parfois le vent en passant a soudain touché du désir irrésistible de fuir avec lui jusqu’à la mer où ils pourront voir, au lieu des inertes pavés du village vainement cinglés par la tempête, les flots soulevés lui rendre coup pour coup et rumeur pour rumeur ; tous ceux surtout qui savent ce que peut être, certains soirs, l’appréhension de s’enfermer avec sa peine pour toute la nuit, tous ceux qui connaissent quelle allégresse c’est, après avoir lutté longtemps contre son angoisse et comme on commençait à monter vers sa chambre en étouffant les battements de son cœur, de pouvoir s’arrêter et se dire : « Eh bien ! non, je ne monterai pas ; qu’on selle le cheval, qu’on apprête l’automobile », et toute la nuit de fuir, laissant derrière soi les villages où notre peine nous eût étouffé, où nous la devinons sous chaque petit toit qui dort, tandis que nous passions à toute vitesse, sans être reconnu d’elle, hors de ses atteintes.

Mais l’automobile s’était arrêtée au coin d’un chemin creux, devant une porte feutrée d’iris défleuris et de roses. Nous étions arrivés à la demeure de mes parents. Le mécanicien donne de la trompe pour que le jardinier vienne nous ouvrir, cette trompe dont le son nous déplaît par sa stridence et sa monotonie, mais qui pourtant, comme toute matière, peut devenir beau s’il s’imprègne d’un sentiment. Au cœur de mes parents il a retenti joyeusement comme une parole inespérée… « Il me semble que j’ai entendu…

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