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LES PLAISIRS ET LES JOURS

II

« Comment pouvez-vous préférer Hippolyta aux cinq autres que je viens de dire et qui sont les plus incontestables beautés de Vérone ? D’abord, elle a le nez trop long et trop busqué. » — Ajoutez qu’elle a la peau trop fine, et la lèvre supérieure trop mince, ce qui tire trop sa bouche par le haut quand elle rit, en fait un angle très aigu. Pourtant son rire m’impressionne infiniment, et les profils les plus purs me laissent froid auprès de la ligne de son nez trop busquée à votre avis, pour moi si émouvante et qui rappelle l’oiseau. Sa tête aussi est un peu d’un oiseau, si longue du front à la nuque blonde, plus encore ses yeux perçants et doux. Souvent, au théâtre, elle est accoudée à l’appui de sa loge ; son bras ganté de blanc jaillit tout droit, jusqu’au menton, appuyé sur les phalanges de la main. Son corps parfait enfle ses coutumières gazes blanches comme des ailes reployées. On pense à un oiseau qui rêve sur une patte élégante et grêle. Il est charmant aussi de voir son éventail de plume palpiter près d’elle et battre de son aile blanche. Je n’ai jamais pu rencontrer ses fils ou ses neveux, qui tous ont comme elle le nez busqué, les lèvres minces, les yeux perçants, la peau trop fine, sans être troublé en reconnaissant sa race sans doute issue d’une déesse et d’un oiseau. À travers la métamorphose qui enchaîne aujourd’hui quelque désir ailé à cette forme de femme, je