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LES PLAISIRS ET LES JOURS.

— Non ! dit Violante.

— Ne soyez pas timide, dit la douairière. Je suis sûre que vous lui plairez. Elle aime beaucoup les jolies femmes.

Violante eut à partir de ce jour deux mortelles ennemies, la princesse de Misène et la douairière, qui la représentèrent partout comme un monstre d’orgueil et de perversité. Violante l’apprit, pleura sur elle-même et sur la méchanceté des femmes. Elle avait depuis longtemps pris son parti de celle des hommes. Bientôt elle dit chaque soir à son mari :

— Nous partirons après-demain pour ma Styrie et nous ne la quitterons plus.

Puis il y avait une fête qui lui plairait peut-être plus que les autres, une robe plus jolie à montrer. Les besoins profonds d’imaginer, de créer, de vivre seule et par la pensée, et aussi de se dévouer, tout en la faisant souffrir de ce qu’ils n’étaient pas contentés, tout en l’empêchant de trouver dans le monde l’ombre même d’une joie s’étaient trop émoussés, n’étaient plus assez impérieux pour la faire changer de vie, pour la forcer à renoncer au monde et à réaliser sa véritable destinée. Elle continuait à offrir le spectacle somptueux et désolé d’une existence faite pour l’infini et peu à peu restreinte au presque néant, avec seulement sur elle les ombres mélancoliques de la noble destinée qu’elle eût pu remplir et dont elle s’éloignait chaque jour davantage. Un grand mouvement de pleine charité qui aurait lavé son cœur comme une marée, nivelé toutes les inégalités humaines qui obstruent un cœur