Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/71

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
LES PLAISIRS ET LES JOURS.

feuillée. « Ce n’est rien, dit tendrement Honoré. — C’est ma tante, » dit Violante. C’était le vent. Mais Violante qui s’était levée, rafraîchie fort à propos par ce vent, ne voulut point se rasseoir et prit congé d’Honoré, malgré ses prières. Elle eut des remords, une crise de nerfs, et deux jours de suite fut très longue à s’endormir. Son souvenir lui était un oreiller brûlant qu’elle retournait sans cesse. Le surlendemain, Honoré demanda à la voir. Elle fit répondre qu’elle était partie en promenade. Honoré n’en crut rien et n’osa plus revenir. L’été suivant, elle repensa à Honoré avec tendresse, avec chagrin aussi, parce qu’elle le savait parti sur un navire comme matelot. Quand le soleil s’était couché dans la mer, assise sur le banc où il l’avait, il y a un an, conduite, elle s’efforçait à se rappeler les lèvres tendues d’Honoré, ses yeux verts à demi fermés, ses regards voyageurs comme des rayons et qui venaient poser sur elle un peu de chaude lumière vivante. Et par les nuits douces, par les nuits vastes et secrètes, quand la certitude que personne ne pouvait la voir exaltait son désir, elle entendait la voix d’Honoré lui dire à l’oreille les choses défendues. Elle l’évoquait tout entier, obsédant et offert comme une tentation. Un soir à dîner, elle regarda en soupirant l’intendant qui était assis en face d’elle.

— Je suis bien triste, mon Augustin, dit Violante. Personne ne m’aime, dit-elle encore.

— Pourtant, repartit Augustin, quand, il y a huit jours, j’étais allé à Julianges ranger la bibliothèque, j’ai entendu dire de vous : « Qu’elle est belle ! »