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LA MORT DE BALDASSARE SILVANDE.

voir cette image heureuse des plaisirs qu’il avait passionnément aimés et qu’il ne goûterait plus. Il regarda le port : un trois-mâts appareillait.

— C’est le bateau qui part pour les Indes, dit Jean Galeas.

Baldassare ne distinguait pas les gens debout sur le pont qui levaient des mouchoirs, mais il devinait la soif d’inconnu qui altérait leurs yeux ; ceux-là avaient encore beaucoup à vivre, à connaître, à sentir. On leva l’ancre, un cri s’éleva, et le bateau s’ébranla sur la mer sombre vers l’Occident où, dans une brume dorée, la lumière mêlait les petits bateaux et les nuages et murmurait aux voyageurs des promesses irrésistibles et vagues.

Baldassare fit fermer les fenêtres de ce côté de la rotonde et ouvrir celles qui donnaient sur les pâturages et les bois. Il regarda les champs, mais il entendait encore le cri d’adieu poussé sur le trois-mâts, et il voyait le mousse, la pipe entre les dents, qui tendait ses filets.

La main de Baldassare remuait fiévreusement. Tout à coup il entendit un petit bruit argentin, imperceptible et profond comme un battement de cœur. C’était le son des cloches d’un village extrêmement éloigné, qui, par la grâce de l’air si limpide ce soir-là et de la brise propice, avait traversé bien des lieues de plaines et de rivières avant d’arriver jusqu’à lui pour être recueilli par son oreille fidèle. C’était une voix présente et bien ancienne ; maintenant il entendait son cœur battre avec leur vol harmonieux, suspendu au moment où elles semblent aspirer le son, et s’exhalant après longuement et faiblement avec