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LES PLAISIRS ET LES JOURS.

il pria, s’il était repris par le délire, qu’on les fît immédiatement sortir et qu’on ne les laissât rentrer que quand il aurait repris connaissance.

Il leva les yeux autour de lui dans la chambre, et regarda en souriant son chat noir qui, monté sur un vase de Chine, jouait avec un chrysanthème et respirait la fleur avec un geste de mime. Il fit sortir tout le monde et s’entretint longuement avec le prêtre qui le veillait. Pourtant, il refusa de communier et demanda au médecin de dire que l’estomac n’était plus en état de supporter l’hostie. Au bout d’une heure il fit dire à sa belle-sœur et à Jean Galeas de rentrer. Il dit :

— Je suis résigné, je suis heureux de mourir et d’aller devant Dieu.

L’air était si doux qu’on ouvrit les fenêtres qui regardaient la mer sans la voir, et à cause du vent trop vif on laissa fermées celles d’en face, devant qui s’étendaient les pâturages et les bois.

Baldassare fit traîner son lit près des fenêtres ouvertes. Un bateau, mené à la mer par des marins qui sur la jetée tiraient la corde, partait. Un beau mousse d’une quinzaine d’années se penchait à l’avant, tout au bord ; à chaque vague, on croyait qu’il allait tomber dans l’eau, mais il se tenait ferme sur ses jambes solides. Il tendait le filet pour ramener le poisson et tenait une pipe chaude entre ses lèvres salées par le vent. Et le même vent qui enflait la voile venait rafraîchir les joues de Baldassare et fit voler un papier dans la chambre. Il détourna la tête pour ne plus