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LA MORT DE BALDASSARE SILVANDE.

ans, l’avait vu si joyeux encore, et d’où le malade pouvait regarder à la fois la mer, la jetée du port et de l’autre côté les pâturages et les bois. De temps en temps, il se mettait à parler ; mais ses paroles ne portaient plus la trace des pensées d’en haut qui, pendant les dernières semaines, l’avaient purifié de leur visite. Dans des imprécations violentes contre une personne invisible qui le plaisantait, il répétait sans cesse qu’il était le premier musicien du siècle et le plus grand seigneur de l’univers. Puis, soudain calmé, il disait à son cocher de le mener dans un bouge, de faire seller les chevaux pour la chasse. Il demandait du papier à lettres pour convier à dîner tous les souverains d’Europe à l’occasion de son mariage avec la sœur du duc de Parme ; effrayé de ne pouvoir payer une dette de jeu, il prenait le couteau à papier placé près de son lit et le braquait devant lui comme un revolver. Il envoyait des messagers s’informer si l’homme de police qu’il avait rossé la nuit dernière n’était pas mort et il disait en riant, à une personne dont il croyait tenir la main, des mots obscènes. Ces anges exterminateurs qu’on appelle Volonté, Pensée, n’étaient plus là pour faire rentrer dans l’ombre les mauvais esprits de ses sens et les basses émanations de sa mémoire. Au bout de trois jours, vers cinq heures, il se réveilla comme d’un mauvais rêve dont on n’est pas responsable, mais dont on se souvient vaguement. Il demanda si des amis ou des parents avaient été près de lui pendant ces heures où il n’avait donné l’image que de la partie infime, la plus ancienne et la plus morte de lui-même, et