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LES PLAISIRS ET LES JOURS.

charité vous me ferez. Je ne pourrai plus jamais, jamais vous voir… qu’en âme, et pour cela il faudrait que nous pensions l’un à l’autre ensemble. Moi je penserai à vous toujours pour que mon âme vous soit sans cesse ouverte s’il vous plaisait d’y entrer. Mais que l’invitée se fera longtemps attendre ! Les pluies de novembre auront pourri les fleurs de ma tombe, juin les aura brûlées et mon âme pleurera toujours d’impatience. Ah ! j’espère qu’un jour la vue d’un souvenir, le retour d’un anniversaire, la pente de vos pensées mènera votre mémoire aux alentours de ma tendresse ; alors ce sera comme si je vous avais entendue, aperçue, un enchantement aura tout fleuri pour votre venue. Pensez au mort. Mais, hélas ! puis-je espérer que la mort et votre gravité accompliront ce que la vie avec ses ardeurs, et nos larmes, et nos gaietés, et nos lèvres n’avaient pu faire.

V

« Voilà un noble cœur qui se brise.

« Bonne nuit, aimable prince, et que des essaims d’anges bercent en chantant ton sommeil. »

(Shakespeare, Hamlet.)

Cependant une fièvre violente accompagnée de délire ne quittait plus le vicomte ; on avait dressé son lit dans la vaste rotonde où Alexis l’avait vu le jour de ses treize