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LA MORT DE BALDASSARE SILVANDE.

— Nous n’étions pas parents, vous ne porterez pas mon deuil, mais je veux vous adresser une prière : N’allez pas à ce bal, promettez-le-moi.

Ils se regardaient dans les yeux, se montrant au bord des prunelles leurs âmes, leurs âmes mélancoliques et passionnées que la mort n’avait pu réunir.

Il comprit son hésitation, contracta douloureusement ses lèvres et doucement lui dit :

— Oh ! ne promettez plutôt pas ! ne manquez pas à une promesse faite à un mourant. Si vous n’êtes pas sûre de vous, ne promettez pas.

— Je ne peux pas vous le promettre, je ne l’ai pas vu depuis deux mois et ne le reverrai peut-être jamais ; je resterais inconsolable pour l’éternité de n’avoir pas été à ce bal.

— Vous avez raison, puisque vous l’aimez, qu’on peut mourir… et que vous vivez encore de toutes vos forces… Mais vous ferez un peu pour moi ; sur le temps que vous passerez à ce bal, prélevez celui que, pour dérouter les soupçons, vous auriez été obligée de passer avec moi. Invitez mon âme à se souvenir quelques instants avec vous, ayez quelque pensée pour moi.

— J’ose à peine vous le promettre, le bal durera si peu. En ne le quittant pas, j’aurai à peine le temps de le voir. Je vous donnerai un moment tous les jours qui suivront.

— Vous ne le pourrez pas, vous m’oublierez ; mais si, après un an, hélas ! plus peut-être, une lecture triste, une mort, une soirée pluvieuse vous font penser à moi, quelle