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LES PLAISIRS ET LES JOURS.

annoncer l’accident au vicomte, dont la figure jaunit. Ses dents s’étaient serrées, ses yeux luisaient débordant de l’orbite, et, dans un accès de colère terrible, il invectiva longtemps le cocher ; mais il semblait que les éclats de sa violence essayaient de dissimuler un appel douloureux qui, dans leurs intervalles, se laissait doucement entendre. On eût dit qu’un malade se plaignait à côté du vicomte furieux. Bientôt cette plainte, faible d’abord, étouffa les cris de sa colère, et il tomba en sanglotant sur une chaise.

Puis il voulut se faire laver la figure pour que sa belle-sœur ne fût pas inquiétée par les traces de son chagrin. Le domestique secoua tristement la tête, la malade n’avait pas repris connaissance. Le vicomte passa deux jours et deux nuits désespérées auprès de sa belle-sœur. À chaque instant, elle pouvait mourir. La seconde nuit, on tenta une opération hasardeuse. Le matin du troisième jour, la fièvre était tombée, et la malade regardait en souriant Baldassare qui, ne pouvant plus contenir ses larmes, pleurait de joie sans s’arrêter. Quand la mort était venue à lui peu à peu il n’avait pas voulu la voir ; maintenant il s’était trouvé subitement en sa présence. Elle l’avait épouvanté en menaçant ce qu’il avait de plus cher ; il l’avait suppliée, il l’avait fléchie.

Il se sentait fort et libre, fier de sentir que sa propre vie ne lui était pas précieuse autant que celle de sa belle-sœur, et qu’il éprouvait autant de mépris pour elle que l’autre lui avait inspiré de pitié. C’était la mort maintenant qu’il regardait en face, et non les scènes qui entoureraient