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LA MORT DE BALDASSARE SILVANDE.

» Chère amie, donnez-moi vos mains que je les baise… »

Seule l’indifférence de Pia, petite princesse syracusaine, qu’il aimait encore avec tous ses sens et avec son cœur et qui s’était éprise pour Castruccio d’un amour invincible et furieux, le rappelait de temps en temps à une réalité plus cruelle, mais qu’il s’efforçait d’oublier. Jusqu’aux derniers jours, il avait encore été quelquefois dans des fêtes où, en se promenant à son bras, il croyait humilier son rival ; mais là même, pendant qu’il marchait à côté d’elle, il sentait ses yeux profonds distraits d’un autre amour que seule sa pitié pour le malade lui faisait essayer de dissimuler. Et maintenant, cela même il ne le pouvait plus. L’incohérence des mouvements de ses jambes était devenue telle qu’il ne pouvait plus sortir. Mais elle venait souvent le voir, et comme si elle était entrée dans la grande conspiration de douceur des autres, elle lui parlait sans cesse avec une tendresse ingénieuse que ne démentait plus jamais comme autrefois le cri de son indifférence ou l’aveu de sa colère. Et plus que de toutes les autres, il sentait l’apaisement de cette douceur s’étendre sur lui et le ravir.

Mais voici qu’un jour, comme il se levait de sa chaise pour aller à table, son domestique étonné le vit marcher beaucoup mieux. Il fit demander le médecin qui attendit pour se prononcer. Le lendemain il marchait bien. Au bout de huit jours, on lui permit de sortir. Ses parents et ses amis conçurent alors un immense espoir. Le médecin