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LES PLAISIRS ET LES JOURS.

« … Le soleil était couché, et la mer qu’on apercevait à travers les pommiers était mauve. Légers comme de claires couronnes flétries et persistants comme des regrets, de petits nuages bleus et roses flottaient à l’horizon. Une file mélancolique de peupliers plongeait dans l’ombre, la tête résignée dans un rose d’église ; les derniers rayons, sans toucher leurs troncs, teignaient leurs branches accrochant à ces balustrades d’ombre des guirlandes de lumière. La brise mêlait les trois odeurs de la mer, des feuilles humides et du lait. Jamais la campagne de Sylvanie n’avait adouci de plus de volupté la mélancolie du soir.

» — Je vous ai beaucoup aimé, mais je vous ai peu donné, mon pauvre ami, lui dit-elle.

» — Que dites-vous, Oliviane ? comment, vous m’avez peu donné ? Vous m’avez d’autant plus donné que je vous demandais moins et bien plus en vérité que si les sens avaient eu quelque part dans notre tendresse. Surnaturelle comme une madone, douce comme une nourrice, je vous ai adorée et vous m’avez bercé. Je vous aimais d’une affection dont aucune espérance de plaisir charnel ne venait déconcerter la sagacité sensible. Ne m’apportiez-vous pas en échange une amitié incomparable, un thé exquis, une conversation naturellement ornée, et combien de touffes de roses fraiches. Vous seule avez su de vos mains maternelles et expressives rafraîchir mon front brûlant de fièvre, couler du miel entre mes lèvres flétries, mettre dans ma vie de nobles images.