Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/34

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que le vicomte avait des défauts. Il se rappelait même la violence de sa colère le jour où son cousin Jean Galéas s’était moqué de lui, combien l’éclat de ses yeux avait trahi les jouissances de sa vanité quand le duc de Parme lui avait fait offrir la main de sa sœur (il avait alors, en essayant de dissimuler son plaisir, serré les dents et fait une grimace qui lui était habituelle et qui déplaisait à Alexis) et le ton méprisant dont il parlait à Lucretia qui faisait profession de ne pas aimer sa musique.

Souvent, ses parents faisaient allusion à d’autres actes de son oncle qu’Alexis ignorait, mais qu’il entendait vivement blâmer.

Mais tous les défauts de Baldassare, sa grimace vulgaire, avaient certainement disparu. Quand son oncle avait su que dans deux ans peut-être il serait mort, combien les moqueries de Jean Galeas, l’amitié du duc de Parme et sa propre musique avaient dû lui devenir indifférentes. Alexis se le représentait aussi beau, mais solennel et plus parfait encore qu’il ne l’était auparavant. Oui, solennel et déjà plus tout à fait de ce monde. Aussi à son désespoir se mêlait un peu d’inquiétude et d’effroi.

Les chevaux étaient attelés depuis longtemps, il fallait partir ; il monta dans la voiture, puis redescendit pour aller demander un dernier conseil à son précepteur. Au moment de parler, il devint très rouge :

— Monsieur Legrand, vaut-il mieux que mon oncle croie ou ne croie pas que je sais qu’il sait qu’il doit mourir ?

— Qu’il ne le croie pas, Alexis !