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LA FIN DE LA JALOUSIE

dans sa tête pendant que ses yeux suivaient une mouche qui s’approchait de son doigt comme si elle voulait le toucher, puis s’envolait et revenait sans le toucher pourtant, et comme, ranimant son attention un moment endormie, revenait le nom de François de Gouvres, et il se dit qu’en effet peut-être il la posséderait et en même temps il pensait : « Peut-être la mouche va-t-elle toucher le drap ? non, pas, encore », alors se tirant brusquement de sa rêverie : « Comment ? l’une des deux choses ne me paraît pas plus importante que l’autre ! Gouvres possédera-t-il Françoise, la mouche touchera-t-elle le drap ? oh ! la possession de Françoise est un peu plus importante. » Mais l’exactitude avec laquelle il voyait la différence qui séparait ces deux événements lui montra qu’ils ne le touchaient pas beaucoup plus l’un que l’autre. Et il se dit : « Comment, cela m’est si égal ! Comme c’est triste. » Puis il s’aperçut qu’il ne disait : « comme c’est triste » que par habitude et qu’ayant changé tout à fait, il n’était plus triste d’avoir changé. Un vague sourire desserra ses lèvres. « Voilà, se dit-il, mon pur amour pour Françoise. Je ne suis plus jaloux, c’est que je suis bien près de la mort ; mais qu’importe, puisque cela était nécessaire pour que j’éprouve enfin pour Françoise le véritable amour. »

Mais alors, levant les yeux, il aperçut Françoise, au milieu des domestiques, du docteur, de deux vieilles parentes, qui tous priaient là près de lui. Et il s’aperçut que l’amour, pur de tout égoïsme, de toute sensualité, qu’il voulait si doux, si vaste et si divin en lui, chérissait les