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LA FIN DE LA JALOUSIE

soupçons, puis ses désirs, puis cette attente d’autrefois dès le matin, criant vers le moment où il verrait Françoise, puis la pensée de Françoise. Cela prenait à toute minute une autre forme, comme un nuage, cela grandissait, grandissait sans cesse, et maintenant il ne s’expliquait plus comment cette chose qu’il comprenait être immense comme le monde avait pu être sur lui, sur son petit corps d’homme faible, sur son pauvre cœur d’homme sans énergie et comment il n’en avait pas été écrasé. Et il comprit aussi qu’il en avait été écrasé et que c’était une vie d’écrasé qu’il avait menée. Et cette immense chose qui avait pesé sur sa poitrine de toute la force du monde, il comprit que c’était son amour.

Puis il se redit : « Vie d’écrasé ! » et il se rappela qu’au moment où le cheval l’avait renversé, il s’était dit : « Je vais être écrasé », il se rappela sa promenade, qu’il devait ce matin-là aller déjeuner avec Françoise, et alors, par ce détour, la pensée de son amour lui revint. Et il se dit : « Est-ce mon amour qui pesait sur moi ? Qu’est-ce que ce serait si ce n’était mon amour ? Mon caractère, peut-être ? Moi ? ou encore la vie ? » Puis il pensa : « Non, quand je mourrai, je ne serai pas délivré de mon amour, mais de mes désirs charnels, de mon envie charnelle, de ma jalousie. » Alors il dit : « Mon Dieu, faites venir cette heure, faites-la venir vite, mon Dieu, que je connaisse le parfait amour. »

Le dimanche soir, la péritonite s’était déclarée : le lundi matin vers dix heures, il fut pris de fièvre, voulait Françoise, l’appelait, les yeux ardents : « Je veux que tes yeux