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LES PLAISIRS ET LES JOURS

J’aurai bien du chagrin en la quittant, mais de ce chagrin qui autrefois me rapprochait encore de moi-même, qu’un ange venait consoler en moi, ce chagrin qui m’a révélé l’ami mystérieux des jours de malheur, mon âme, ce chagrin calme, grâce auquel je me sentirai plus beau pour paraître devant Dieu, et non la maladie horrible qui m’a fait mal pendant si longtemps sans élever mon cœur, comme un mal physique qui lancine, qui dégrade et qui diminue. C’est avec mon corps, avec le désir de son corps que j’en serai délivré. — Oui, mais jusque-là, que deviendrai-je ? plus faible, plus incapable d’y résister que jamais, abattu sur mes deux jambes cassées, quand, voulant courir à elle pour voir qu’elle n’est pas où j’aurai rêvé, je resterai là, sans pouvoir bouger, berné par tous ceux qui pourront « se la payer » tant qu’ils voudront à ma face d’infirme qu’ils ne craindront plus. »

La nuit du dimanche au lundi, il rêva qu’il étouffait, sentait un poids énorme sur sa poitrine. Il demandait grâce, n’avait plus la force de déplacer tout ce poids, le sentiment que tout cela était ainsi sur lui depuis très longtemps lui était inexplicable, il ne pouvait pas le tolérer une seconde de plus, il suffoquait. Tout d’un coup, il se sentit miraculeusement allégé de tout ce fardeau qui s’éloignait, s’éloignait, l’ayant à jamais délivré. Et il se dit : « Je suis mort ! »

Et, au-dessus de lui, il apercevait monter tout ce qui avait si longtemps pesé ainsi sur lui à l’étouffer ; il crut d’abord que c’était l’image de Gouvres, puis seulement ses