Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
265
LA FIN DE LA JALOUSIE

susceptibilités, ils avaient senti la présence d’un Dieu, supérieur et indifférent à toutes ces précautions bonnes pour des enfants, et qui exigeait et devait la vérité. Et envers ce Dieu qui était au fond de Françoise, Honoré, et envers ce Dieu qui était au fond d’Honoré, Françoise, s’étaient toujours senti des devoirs devant qui cédaient le désir de ne pas se chagriner, de ne pas s’offenser, les mensonges les plus sincères de la tendresse et de la pitié.

Aussi quand Françoise dit à Honoré qu’il vivrait, il sentit bien qu’elle le croyait et se persuada peu à peu de le croire :

« Si je dois mourir, je ne serai plus jaloux quand je serai mort ; mais jusqu’à ce que je sois mort ? Tant que mon corps vivra, oui ! Mais puisque je ne suis jaloux que du plaisir, puisque c’est mon corps qui est jaloux, puisque ce dont je suis jaloux, ce n’est pas de son cœur, ce n’est pas de son bonheur, que je veux, par qui sera le plus capable de le faire ; quand mon corps s’effacera, quand l’âme l’emportera sur lui, quand je serai détaché peu à peu des choses matérielles comme un soir déjà quand j’ai été très malade, alors que je ne désirerai plus follement le corps et que j’aimerai d’autant plus l’âme, je ne serai plus jaloux. Alors véritablement j’aimerai. Je ne peux pas bien concevoir ce que ce sera, maintenant que mon corps est encore tout vivant et révolté, mais je peux l’imaginer un peu, par ces heures où ma main dans la main de Françoise, je trouvais dans une tendresse infinie et sans désirs l’apaisement de mes souffrances et de ma jalousie.