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LA FIN DE LA JALOUSIE

un effort douloureux pour respirer. Et il sentait le voile qui nous cache la vie, la mort qui est en nous, s’écarter et il apercevait l’effrayante chose que c’est de respirer, de vivre.

Puis, il se trouva reporté au moment où elle serait consolée, et alors, qui ce serait-il ? Et sa jalousie s’affola de l’incertitude de l’événement et de sa nécessité. Il aurait pu l’empêcher en vivant, il ne pouvait pas vivre et alors ? Elle dirait qu’elle entrerait au couvent, puis quand il serait mort se raviserait. Non ! il aimait mieux ne pas être deux fois trompé, savoir. — Qui ? — Gouvres, Alériouvre, Buivres, Breyves ? Il les aperçut tous et, en serrant ses dents contre ses dents, il sentit la révolte furieuse qui devait à ce moment indigner sa figure. Il se calma lui-même. Non, ce ne sera pas cela, pas un homme de plaisir, il faut que cela soit un homme qui l’aime vraiment. Pourquoi est-ce que je ne veux pas que ce soit un homme de plaisir ? Je suis fou de me le demander, c’est si naturel. Parce que je l’aime pour elle-même, que je veux qu’elle soit heureuse. — Non, ce n’est pas cela, c’est que je ne veux pas qu’on excite ses sens, qu’on lui donne plus de plaisir que je ne lui en ai donné, qu’on lui en donne du tout. Je veux bien qu’on lui donne du bonheur, je veux bien qu’on lui donne de l’amour, mais je ne veux pas qu’on lui donne du plaisir. Je suis jaloux du plaisir de l’autre, de son plaisir à elle. Je ne serai pas jaloux de leur amour. Il faut qu’elle se marie, qu’elle choisisse bien… Ce sera triste tout de même.