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LA FIN DE LA JALOUSIE

portant, plus intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que Françoise l’aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur liaison et s’inclinait non moins devant leur bonheur que devant la grandeur du caractère de Françoise ; comme enfin, la femme du docteur S…, émue en se représentant la fin misérable et l’abandon de C…, défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser à des événements tristes que d’assister à des enterrements, chacun répéta une dernière fois : « Ce pauvre C…, son affaire est mauvaise » en avalant une dernière coupe de vin de Champagne, et en sentant au plaisir qu’il éprouvait à la boire que « leur affaire » à eux était excellente.

Mais ce n’était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l’avait souvent été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre noire et mouillée les chênes et les violettes ; et il butait à chaque pas en lui-même. En parlant de C… à ce dîner auquel il repensait, le docteur avait dit : « Déjà avant l’accident et depuis les attaques des journaux, j’avais rencontré C…, je lui avais trouvé la mine jaune, les yeux creux, une sale tête ! » Et le docteur avait passé sa main d’une adresse et d’une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long de sa barbe fine et bien