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LES PLAISIRS ET LES JOURS

À un moment, il avait regardé l’heure, était revenu sur ses pas et alors… alors cela était arrivé. En une seconde, le cheval qu’il n’avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. Cette seconde-là ne lui apparaissait pas du tout comme ayant dû être nécessairement telle. À cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s’il y avait eu de la pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s’il n’avait pas regardé l’heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi jusqu’à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas être qu’il pouvait feindre un instant que cela n’était qu’un rêve, cela était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans que toute sa volonté y pût rien changer. Il avait les deux jambes cassées et le ventre meurtri. Oh ! l’accident en lui-même n’était pas si extraordinaire ; il se rappelait qu’il n’y avait pas huit jours, pendant un dîner chez le docteur S…, on avait parlé de C…, qui avait été blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on demandait de ses nouvelles, avait dit : « Son affaire est mauvaise. » Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait répondu d’un air important, pédantesque et mélancolique : « Mais ce n’est pas seulement la blessure ; c’est tout un ensemble ; ses fils lui donnent de l’ennui ; il n’a plus la situation qu’il avait autrefois ; les attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper, mais il est dans un fichu état. » Cela dit, comme le docteur se sentait au contraire, lui, dans un excellent état, mieux