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LA FIN DE LA JALOUSIE

petites mains, elles aussi ! — ses yeux graves, ses traits détestés.

À partir de ce jour, s’effrayant d’abord lui-même d’entrer dans une telle voie, il ne quitta plus Françoise, épiant sa vie, l’accompagnant dans ses visites, la suivant dans ses courses, attendant une heure à la porte des magasins. S’il avait pu penser qu’il l’empêchait ainsi matériellement de le tromper, il y aurait sans doute renoncé, craignant qu’elle ne le prît en horreur ; mais elle le laissait faire avec tant de joie de le sentir toujours près d’elle, que cette joie le gagna peu à peu, et lentement le remplissait d’une confiance, d’une certitude qu’aucune preuve matérielle n’aurait pu lui donner, comme ces hallucinés que l’on parvient quelquefois à guérir en leur faisant toucher de la main, le fauteuil, la personne vivante qui occupent la place où ils croyaient voir un fantôme et en faisant ainsi chasser le fantôme du monde réel par la réalité même qui ne lui laisse plus de place.

Honoré s’efforçait ainsi, en éclairant et en remplissant dans son esprit d’occupations certaines toutes les journées de Françoise, de supprimer ces vides et ces ombres où venaient s’embusquer les mauvais esprits de la jalousie et du doute qui l’assaillaient tous les soirs. Il recommença à dormir, ses souffrances étaient plus rares, plus courtes et si alors il l’appelait, quelques instants de sa présence le calmaient pour toute une nuit.