Page:Proust - Les Plaisirs et les Jours, 1896.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
252
LES PLAISIRS ET LES JOURS

glorieux comme un prince d’Égypte ; mais il sentait que les paroles de Buivres, ou telle des innombrables images qu’il s’était formées depuis, allait apparaître à sa pensée et qu’alors ce serait fini de dormir. Elle n’était pas encore apparue, cette image, mais il la sentait là toute prête et se raidissant contre elle, il rallumait sa bougie, lisait, s’efforçait avec le sens des phrases qu’il lisait, d’emplir sans trêve et sans y laisser de vide son cerveau pour que l’affreuse image n’ait pas un moment ou un rien de place pour s’y glisser.

Mais tout à coup, il la trouvait là qui était entrée, et il ne pouvait plus la faire sortir maintenant ; la porte de son attention qu’il maintenait de toutes ses forces à s’épuiser avait été ouverte par surprise ; elle s’était refermée, et il allait passer toute la nuit avec cette horrible compagne. Alors c’était sûr, c’était fini, cette nuit-ci comme les autres il ne pourrait pas dormir une minute ; eh bien, il allait à la bouteille de bromidia, en buvait trois cuillerées, et certain maintenant qu’il allait dormir, effrayé même de penser qu’il ne pourrait plus faire autrement que de dormir, quoi qu’il advînt, il se remettait à penser à Françoise avec effroi, avec désespoir, avec haine. Il voulait, profitant de ce qu’on ignorait sa liaison avec elle, faire des paris sur sa vertu avec des hommes, les lancer sur elle, voir si elle céderait, tâcher de découvrir quelque chose, de savoir tout, se cacher dans une chambre (il se rappelait l’avoir fait pour s’amuser étant plus jeune) et tout voir. Il ne broncherait pas d’abord pour les autres, puis-