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LA FIN DE LA JALOUSIE

fut effrayé en la voyant pâlir, tomber sans forces sur un banc, mais bien plus quand elle repoussa sans colère, mais avec douceur, dans un abattement sincère et désolé, la main qu’il approchait d’elle. Pendant deux jours, il crut qu’il l’avait perdue ou plutôt qu’il l’avait retrouvée. Mais cette preuve involontaire, éclatante et triste qu’elle venait de lui donner de son amour, ne suffisait pas à Honoré. Eût-il acquis la certitude impossible qu’elle n’avait jamais été qu’à lui, la souffrance inconnue que son cœur avait apprise le soir où M. de Buivres l’avait reconduit jusqu’à sa porte, non pas une souffrance pareille, ou le souvenir de cette souffrance, mais cette souffrance même n’aurait pas cessé de lui faire mal quand même on lui eût démontré qu’elle était sans raison. Ainsi nous tremblons encore à notre réveil au souvenir de l’assassin que nous avons déjà reconnu pour l’illusion d’un rêve ; ainsi les amputés souffrent toute leur vie dans la jambe qu’ils n’ont plus.

En vain, le jour il avait marché, s’était fatigué à cheval, en bicyclette, aux armes, en vain il avait rencontré Françoise, l’avait ramenée chez elle, et, le soir, avait recueilli dans ses mains, à son front, sur ses yeux, la confiance, la paix, une douceur de miel, pour revenir chez lui encore calmé et riche de l’odorante provision, à peine était-il rentré qu’il commençait à s’inquiéter, se mettait vite dans son lit pour s’endormir avant que fût altéré son bonheur qui, couché avec précaution dans tout le baume de cette tendresse récente et fraîche encore d’à peine une heure, parviendrait à travers la nuit, jusqu’au lendemain, intact et